Nous avons abordé la théorie jungienne des types psychologiques dans un précédent article. Celle-ci s’appuie sur les 4 fonctions de la conscience que sont la pensée, l’intuition, la sensation et le sentiment.

Mais l’approche jungienne de l’inconscient diffère aussi résolument de l’approche freudienne. Il faut en effet distinguer l’inconscient personnel, dont le concept central est le complexe, et l’inconscient collectif, dont le concept centrale est l’archétype.

Nous allons tenter d’éclairer ces différentes notions dans cet article.

L’inconscient personnel et les complexes

L’inconscient personnel est la partie inconsciente de l’individu qui contient des éléments qui lui sont propres, individuels. En particulier, l’inconscient personnel selon Jung est structuré sur la base de ce qu’il a appelé les complexes.

Comment se représenter ces complexes ? Il ne s’agit pas de complexes dans le sens où l’entend le sens commun bien que, d’une certaine façon, ces deux concepts soient liés (comme avoir un « complexe d’infériorité » par exemple). Les complexes, au sens de Jung, « constituent la structure de notre organisme psychique, notre colonne vertébrale intérieure […] Ils ont toujours pour centre une expérience affective suffisamment forte pour constituer un noyau qui agira comme un aimant et attirera toutes les expériences qui ont la même couleur affective. Bien entendu, la relation au père et à la mère est primordiale pour l’enfant ; elle entraîne donc automatiquement la formation d’un complexe. Un complexe est une intériorisation de la relation que nous avons eue avec une personne. Les complexes ne nous disent pas ce qu’ont été le père et la mère, mais plutôt ce qu’a été la relation avec eux. Or, cette relation est faite de beaucoup d’éléments indépendants de la personnalité des protagonistes ; ainsi […], la dépression de la mère ou la mort du père sont autant d’événements qui participent à la formation d’un complexe […] les complexes ne sont pas non plus des copies conformes de la relation […] il s’y mêle l’influence d’autres personnes. Un complexe paternel est en fait la somme de tout ce qui est expérimenté comme étant de l’ordre du paternel, qu’il s’agisse d’un grand-père, d’un professeur ou d’un frère aîné. Il en va de même pour un complexe maternel […] » (Corneau, 2003, p. 41 et 42).

On peut donc dire que « ce ne sont pas nos parents objectifs mais nos complexes qui influencent notre vision de la réalité […]. Notre vie psychique est menée par ces véritables sous-personnalités que sont nos complexes. Il s’agit d’en prendre suffisamment conscience pour que le moi puisse respirer à l’intérieur de sa propre maison […] En effet, lorsqu’ils demeurent autonomes, les complexes s’emparent de nous et nous obligent à répéter sans cesse les mêmes patterns, les mêmes dynamiques » (Corneau, 2003, p. 42).

La notion d’ « intériorisation de la relation » évoquée ci-dessus est importante : elle implique qu’un parent qui a pu se montrer exigeant ou autoritaire à l’égard d’un enfant devient un personnage intérieur qui continue à exercer le même type de pression sur le moi du sujet devenu adulte, même si celui-ci ne vit plus dans l’entourage dudit parent. Ainsi, comme l’écrit Jung, « des complexes dépendent le bien-être ou le malaise de la vie personnelle » (Jung, 1987, p. 192). Les complexes (qu’ils soient parentaux ou d’un autre ordre) constituent donc une galerie vivante de personnages intérieurs avec lesquels cohabite littéralement le moi, qui est, lui aussi, un complexe. Et ceux-ci sont notamment accessibles à la conscience à travers le cinéma intérieur des rêves.

Mais sur quel substrat les complexes prennent-ils forme ?

L’inconscient collectif et les archétypes

L’inconscient collectif est la partie inconsciente de l’individu qui contient des éléments qui sont communs à tous les humains: ils sont donc collectifs et transpersonnels. Alors que l’inconscient personnel est structuré par les complexes, l’inconscient collectif est structuré par les archétypes.

Après sa rupture avec Freud, Jung souhaite acquérir « une nouvelle attitude à l’égard de ses malades » (Jung, 1973, p. 273). Il décide alors de se mettre simplement à leur écoute. Petit à petit, il constate des similitudes entre les récits amenés par ses patients : des figures, des situations, des scènes se répètent d’un rêveur à l’autre. Cependant, il retrouve également ces images « dans des contes de fées, des mythes et des récits appartenant à des cultures différentes » (Humbert, 2004, p. 174). Il en arrive progressivement à la conclusion que les archétypes sont « des structures dont proviendraient les représentations » (Humbert, 2004, p. 175). Il les localise donc plus profondément enfouis dans la psyché, au-delà des complexes et de l’inconscient personnel.

C’est l’analogie avec la biologie qui conduit Jung à cette conceptualisation : « Tout comme chez l’animal, il y a en chaque individu certains comportements qui sont prédéterminés et attendent le moment propice pour se mettre en action. Ils sont communs à toute l’espèce humaine et représentent les programmes de base d’une vie, que les expériences nées du contact avec l’environnement extérieur stimuleront. Ces comportements se nomment instincts. De la même façon que nos instincts régissent nos comportements, il y a aussi des instances qui régissent nos façons de sentir et de penser ; Jung leur a donné le nom d’ « archétypes ». Ces tendances du psychisme à préformer ses contenus se manifestent en nous sous la forme d’images ou d’idées […] Les archétypes qui, comme tous les schèmes de comportement, sont impersonnels et collectifs, ont besoin d’être « personnalisés », c’est-à-dire expérimentés au sein d’une relation » (Corneau, 2003, p. 37).

Dès lors, pour Jung, « il ne s’agit pas de représentations héritées, mais d’une disposition innée à former des représentations analogues, c’est-à-dire des structures universelles identiques de la psyché, que j’ai appelé plus tard : inconscient collectif. J’ai appelé archétypes ces structures » (cité dans Humbert, 2004, p. 180). Il s’agit donc de bien distinguer les archétypes des images archétypiques : « les images archétypiques que nous transmet l’inconscient ne doivent pas être confondues avec l’archétype en soi. Ce sont des formations extrêmement variées qui font référence à une forme fondamentale non représentable en elle-même. L’essence proprement dite de l’archétype n’est pas susceptible de conscience. […] Quoi que nous avancions de l’archétype, ce sont toujours des illustrations ou des concrétisations qui appartiennent à la conscience […] ».

Par conséquent, pour Jung, « il est impossible de donner une interprétation universelle à un archétype. Il faut l’expliquer conformément à la situation psychologique de l’individu en particulier » (cité dans Humbert, 2004, p. 181). Pour schématiser on pourrait dire, d’une certaine façon, que les complexes et les représentations archétypiques constituent la chair des membres du corps psychique (on peut les observer) alors que les archétypes en sont l’ossature, la structure dissimulée sous la surface (on ne peut pas les voir à l’œil nu).

Pour prendre une autre métaphore, imaginons que la psyché inconsciente soit une caverne partiellement immergée. La partie immergée représente l’inconscient collectif renfermant les archétypes, l’autre partie figure l’inconscient personnel. Nous pouvons imaginer que les complexes sont un peu comme les stalactites : comme ils sont élaborés à partir de l’intériorisation des relations, ils émanent de la partie supérieure de la paroi. Ils descendent à la rencontre des stalagmites, sur lesquels ils viennent prendre appui. Ceux-ci, a contrario, s’élèvent des niveaux inférieurs vers les niveaux supérieurs pour s’arrêter à la surface de l’eau. Ce sont les archétypes. A la manière de racines, ils s’élèvent vers les stalactites pour constituer des colonnes avec eux. Celles-ci donneront une forme d’armature à la caverne, à la psyché inconsciente.

3 archétypes essentiels

Parmi les différents archétypes personnifiés, Jung en a particulièrement étudié trois. Ceux-ci cohabitent littéralement avec le moi au sein de la psyché.

La persona

« La persona est le système d’adaptation ou la manière à travers lesquels on communique avec le monde […] On peut dire […] que la persona est ce que quelqu’un n’est pas en réalité, mais ce que lui-même et les autres pensent qu’il est » (Jung, 1973, p. 633). 

L’ombre

Elle estd’après Jung, « la partie inférieure de la personnalité, la somme de tous les éléments psychiques personnels et collectifs qui, incompatibles avec la forme de vie consciemment choisie, n’ont pas été vécus ; ils s’unissent dans l’inconscient en une personnalité partielle relativement autonome avec tendances opposées à celles du conscient. L’ombre, par rapport à la conscience, se comporte de façon compensatoire, aussi son action peut-elle être aussi bien positive que négative » (Jung, 1973, p. 633) ; 

L’anima/l’animus

L’anima est la personnification de la nature féminine de l’inconscient masculin et l’animuscelle de la nature masculine de l’inconscient féminin. Ils « se manifestent typiquement sous des formes personnifiées dans les rêves et les fantaisies, « amante et amant du rêve », ou dans l’irrationalité d’un sentiment masculin ou d’une pensée féminine. Comme régulateurs du comportement, ce sont deux des archétypes des plus influents […] la persona représente une zone intermédiaire entre la conscience du moi et les objets du monde extérieur. L’animus et l’anima devraient fonctionner comme un pont ou un porche acheminant vers les images de l’inconscient collectif, à l’instar de la persona qui constitue une espèce de pont vers le monde » (Jung, 1973, p. 623 et 624).

L’archétype du Soi et le processus d’individuation

Dans la perspective jungienne, il existe un archétype qui est, lui aussi, littéralement central. Il s’agit de l’archétype du Soi. « Le Soi représente le but de l’homme entier, à savoir la réalisation de sa totalité et de son individualité, avec ou contre sa volonté. La dynamique de ce processus, c’est l’instinct, qui veille à ce que tout ce qui fait partie d’une vie individuelle y figure précisément, avec ou sans l’assentiment du sujet, qu’il ait conscience de ce qui se passe où qu’il en soit inconscient » (cité dans Humbert, 2004, p. 212). Le Soi constitue donc, pour Jung, le centre de la psyché. Il s’agit cependant d’un concept limite qui se distingue, notamment du self de Winnicott, par sa nature paradoxale :

  • « Le Soi est non seulement le centre mais aussi la circonférence complète qui embrasse à la fois conscient et inconscient ; il est le centre de cette totalité comme le moi est le centre de la conscience » (Jung, 1973, p. 636) ;
  • Ainsi, « il n’y a pas lieu […] de nourrir l’espoir d’atteindre jamais à une conscience approximative du Soi ; car […] il en subsistera […] une somme imprécisable d’inconscience qui, elle aussi, fait partie intégrante de la totalité du Soi » (Jung, 1973, p. 636).

L’archétype du Soi est également relié au processus d’individuation dans l’approche jungienne. « Le Soi est […] le but de la vie car il est l’expression la plus complète de ces combinaisons du destin que l’on appelle un individu » (Jung, 1973, p. 636). « J’emploie l’expression « d’individuation » pour désigner le processus par lequel un être devient un « in-dividu » psychologique, c’est-à-dire une personnalité autonome et indivisible, une totalité » (Jung, 1973, p. 630). Selon Jung, l’individuation est donc un processus qui agit en filigrane, durant toute la durée de l’existence, et qui se transforme quand il devient conscient. L’événement déclencheur de cette conscientisation est le plus souvent la rencontre du moi avec l’ombre ou la différenciation de l’anima ou de l’animus d’avec leur projection. Le moi fait alors l’expérience de l’inconscient collectif à travers un conflit durant lequel il est appelé à se transformer. Il s’agit pour lui de reconnaître l’existence du centre inconscient de la personnalité et de s’accorder avec lui. Le nouvel équilibre entre le moi et le Soi réalise ainsi la totalité à travers une structure où coexistent des principes opposés. La confrontation et l’intégration progressive des contenus de l’inconscient mènent à un déplacement de la personnalité autour d’un nouveau point d’équilibre. Le moi n’est plus le centre de référence mais un nouveau centre de gravité de la personnalité s’établit alors entre le conscient et l’inconscient. La « réalisation de son Soi », de son individualité, n’a donc rien à voir avec la « réalisation de soi » au sens de l’ego, de la personnalité. Au contraire, le « Soi » a besoin du « moi » pour s’incarner et prendre forme. De façon plus imagée, le rapport du moi au Soi est décrit par Jung comme celui de la terre tournant autour du soleil.

Résumé

On le voit, la manière dont Jung envisage la structure de l’inconscient est tout à fait différente de celle présentée dans la perspective freudienne. Les termes d’inconscient personnel, d’inconscient collectif, de complexe, d’archétype font aujourd’hui partie du langage commun, mais sont parfois vidés du sens premier qui en fait leur particularité et aussi leur spécificité clinique.

Nous espérons que, grâce à cet article, les choses sont pour vous un peu moins « complexes »!

Sources

  • Corneau G. (2003). Père manquant, fils manqué. Que sont les hommes devenus. Québec : Editions de l’Homme
  • Humbert E.G. (2004, seconde édition). Jung. Paris : Hachette Littératures. (Œuvre originale publiée en 1982)
  • Jung, C.G. (1973, seconde édition). « Ma vie » : Souvenirs, rêves et pensées. Recueillis et publiés par Aniéla Jaffé (Dr Roland Cahen et Yves Le Lay, Trad.). Paris : Gallimard. (Œuvre originale publiée en 1961)
  • Jung C.G. (1987, nouvelle édition). L’homme à la découverte de son âme (Dr Roland Cahen, Trad.). Paris : Albin Michel. (Œuvre originale publiée en 1943)
  • Photo par Alina Grubnyak sur Unsplash